Hors série : comment produire une paix durable ? Idées reçues sur 1918 vs 1945
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Edition spéciale un peu hors du temps (enfin pas complètement, vous comprendrez), je suis en train de lire un livre passionnant, Nous étions seuls - Une histoire diplomatique de la France 1919-1939, et je voulais vous en partager quelques extraits éclairants sur une période qu’on croit bien connaître. Livre écrit par Gérard Araud, ancien ambassadeur en Israël, représentant permanent de la France auprès des Nations unies à New York puis ambassadeur de France aux États-Unis.
Le déclencheur de cette édition plus “Parlons passé” que “Parlons futur” est un débat dans un groupe whatsapp sur la question du “miracle” de la paix en Europe de l’ouest et notamment entre Français et Allemands depuis 1945. Question pertinente pour comprendre comment résoudre les conflits en Ukraine et Moyen-orient.
Quelqu’un a partagé la réponse de ChatGPT à la question “Comment les Européens ont-ils vaincu l’esprit de revanche après 1945 ?”. Celle-ci, très scolaire, en 6 points, paraît convaincante à première vue, la voici résumée :
La reconnaissance des crimes et la mémoire collective
L’absence d’un traité punitif comme en 1919
La réconciliation franco-allemande
L’intégration économique comme antidote aux conflits
L’influence des Etats-Unis et de l’URSS, le rôle stabilisateur des alliances OTAN et Pacte de Varsovie
L’essor du pacifisme
Mais à la lecture du livre de Gérard Araud, je vais attester de la vacuité de la réponse du Large Language Model, qui ne fait que régurgiter le consensus anglo-saxon sur ce sujet comme certainement sur d’autres.
Ce que ChatGPT nous pond est soit trompeur, soit insuffisant pour expliquer la paix durable de l’après 1945 car aurait largement pu être dit de ce qui a été tenté pendant l’entre-deux-guerres avec le succès qu’on connaît. L’essentiel est donc absent de la réponse du LLM.
On voit là les limites de l’IA à ce jour pour traiter sérieusment d’un sujet.
Voilà ce que ChatGPT ne dit pas mais qui pourtant est crucial pour comprendre les différences entre l'après 1918 et l'après 1945 (les passages entre guillemets sont des extraits du livre) :
En 1945, l'Allemagne capitule, la défaite est totale, elle est détruite, elle est contrainte d'accepter et d'intérioriser la paix.
Inversement, “en 1918, le pays est physiquement intact ; il n’est pas occupé ; aucune bataille décisive n’a vu la déroute de l’armée allemande ; la victoire sur le front de l’Est a été éclatante. L’état-major a réussi à dissimuler la désagrégation de l’armée en rapatriant quand il le pouvait des régiments en bon ordre, orchestre en tête, sous les acclamations de la foule. La défaite devient alors une notion abstraite dont la réalité peut être niée.”
Après 1918, “un million d’Allemands qui étaient sujets du Reich sont désormais soit sous autorité polonaise, soit dans la ville "libre" de Dantzig”, alors qu'après 1945, 12 millions d’Allemands seront chassés d'Europe de l'est et déplacés à l'intérieur des frontières actuelles de l'Allemagne
Même si l’Allemagne n’avait pas accepté la défaite de 1918, la démocratie allemande commençait à s’enraciner, elle n’a pas eu assez de temps, c'est la crise de 1929 qui n’a pas été gérée comme on le ferait aujourd'hui avec des politiques keynésiennes, qui est l'élément déclencheur amenant Hitler au pouvoir
Après 1945, la dissuasion nucléaire change tout et stabilise la situation en Europe entre les deux blocs (et notamment après la chute de l’URSS pour les pays qui ont la chance d'être dans l'OTAN)
Revenons maintenant sur les 6 points partagés par ChatGPT :
La reconnaissance des crimes et la mémoire collective
Ce point est valable mais il ne fait que déplacer le problème et pose la question de savoir pourquoi l’Allemagne a pu procéder à cette reconnaissance, alors qu’en comparaison après 1918 elle a toujours réfuté être responsable de la guerre.
La raison en est, comme dit plus haut, qu’en 1918 elle avait le luxe d’être dans le déni, car le pays était intact, tandis qu’en 1945, défaite, destruction et horreurs de la Shoah étaient irréfutables, et établies aux yeux de tous par les vainqueurs.
Sur l'absence d'un traité punitif et le plan Marshall qui auraient permis d'éviter de répéter après 1945 l'humiliation des réparations massives du Traité de Versailles
- Le traité de Versailles a très mauvaise réputation, à cause du succès du livre à charge de Keynes “The Economic Consequences of the Peace” publié en 1919, mais il n’était pas aussi punitif qu’on le prétend, surtout au regard des destructions en France.
- On cite souvent le problème des réparations abusives demandées à l'Allemagne, mais c'est un faux-procès, ce problème, après quelques soubresauts et l'occupation de la Ruhr, est réglé par les plans américains Dawes puis Young et enfin la conférence de Lausanne en 1932 suite à la crise de 1929, contraignant les Français de revoir à la baisse leurs exigences découlant du traité de Versailles pour accommoder les Allemands.
- Le temps qu’elles durent, “entre 1919 et 1932, les réparations représentent un peu moins de 2,5 % du PIB allemand, montant d’autant plus supportable que dans le même temps, la limitation de l’armée, imposée par le traité de Versailles, aurait dû conduire à de substantielles économies sur le budget de la défense (deux milliards de marks or en 1913 pour huit cent cinquante mille hommes alors que l’armée doit être réduite à cent mille en 1919) si elle avait été effectuée de bonne foi."
- "La France, quant à elle, qui n’aura touché que 9,6 milliards de marks or au total, ne finance ainsi que 30 % de ses dépenses de reconstruction."
- Rappelons que l'Allemagne est physiquement intacte, tandis que “10 départements sur les 83 de la France de 1914, ont été totalement ravagés, non seulement par plus de quatre années de combat, mais par les destructions systématiques de l’armée allemande dans sa retraite. 90% des édifices du département de l’Aisne sont à reconstruire. La France a perdu 20 % de ses récoltes, 70 % de sa production de charbon, 90 % de celle de fer et 65 % de celle d’acier.”
- L’Allemagne se remet en fait assez rapidement de ses difficultés économiques : "Pendant quatre courtes années, de 1925 à 1929, l’Europe a l’espoir d’avoir surmonté les conséquences de la guerre. La croissance est de retour. L’Allemagne retrouve son PIB d’avant-guerre avec un territoire diminué de 10 %, contrairement aux prévisions de Keynes une fois de plus démenties par les faits"
- Rappelons aussi que le montant des réparations a été régulièrement revu à la baisse et que les Américains ont beaucoup investi et prêté aux Allemands pendant l'entre-deux-guerres pour financer leur redémarrage économique, et c'est d'ailleurs l'imbrication avec l'économie américaine qui a précipité l'Allemagne dans la crise de 1929 qui a fini par amener Hitler au pouvoir...
- Enfin et paradoxalement, en termes de territoires, les Allemands sont bien mieux traités à l'issue de 1918 (468,787 km²) que de 1945 (357,592 km²). Après 1918, aucun Allemand n'a à se déplacer. “L’Allemagne ne perd que les régions peuplées en majorité de minorités nationales, à l'exception du couloir de Dantzig accordé à la Pologne mais où un million d'Allemands pourront continuer de vivre”. À l'inverse, entre 1945 et 1950, près de 12 millions d’Allemands sont expulsé de l'Europe de l'Est vers l'Allemagne dans ses nouvelles frontières d'aujourd'hui, un des plus grands nettoyages ethniques de l'histoire. Les Allemands ont beaucoup plus perdu à l'issue de 1945 que de 1918.
- 1945 a ainsi été bien plus dur que 1918 pour les Allemands, la raison pour laquelle on a pu faire une meilleure paix après 1945 est à chercher ailleurs : notamment comme dit plus haut que la défaite était totale en 1945 pour les Allemands qui n’avaient plus leur mot à dire pour la suite.
Transition vers un état démocratique après 1945 qui aurait permis une réintégration en Europe : même trajectoire en Allemagne de 1918 à 1933
Deux jours avant l'armistice du 11 novembre 1918, la République de Weimar est déclarée, l'Allemagne devient une démocratie
“Outre-Rhin, avec le temps, sans la crise de 1929, on aurait pu s'accommoder du traité de Versailles. La IIIe République française était elle aussi née d’une défaite ; elle se heurtait à l’hostilité de toutes les élites traditionnelles ; elle portait comme une écharde le souvenir de l’Alsace-Lorraine perdue en 1871, mais peu à peu, cahin-caha, elle s’enracina. Il n’y avait aucune raison que la République de Weimar ne pût en faire autant en Allemagne, répondant ainsi aux espoirs des Américains et des Britanniques et au pari d'Aristide Briand.”
“La démocratie s’enracine outre-Rhin, aux élections de 1928, les nazis n’obtiennent que 2,8 % des voix tandis que le grand parti nationaliste-conservateur, le DNVP, perd trente sièges.”
“Dix ans après la signature du traité de Versailles, l’Europe semble avoir trouvé un nouvel équilibre. L’Allemagne refuse toujours autant sa défaite mais choisit de la surmonter pacifiquement.”
Réconciliation franco-allemande : on peut dresser le même parallèle à bien des égards pour les années 1925-1929
“De 1925 à 1929, les deux ennemis d’hier entament ensemble un chemin vers une coexistence pacifique, peut-être prélude d’une réconciliation dont bien peu rêvent alors.”
“C'est Aristide Briand qui seul conduit la politique étrangère de la France à partir de 1925 et au moins jusqu’en 1929, il répond tellement au pacifisme des Français et, au-delà, des Européens qu’il en acquiert une aura dans son pays et dans le monde.”
“L’accord de Locarno (octobre 1925), premier pas d’un dialogue franco-allemand : c’est un ensemble d’accords destinés à stabiliser l’Europe de l’après-guerre. L’Allemagne reconnaît le statu quo territorial à l’Ouest, et donc la perte de l'Allemagne-Lorraine.”
L’Allemagne est accueillie à la Société des nations le 8 septembre 1926.
« Arrière les fusils, arrière les mitrailleuses, arrière les canons ! place à la conciliation, place à l’arbitrage, place à la Paix ! », s’exclame Briand. L’enthousiasme est indescriptible, les ovations interminables, les spectateurs en larmes. La guerre est enfin finie et la paix rétablie.
Fin 1926, Briand et Stresemann, ministre des affaires étrangères allemand de la démocratie allemande, reçoivent le prix Nobel de la paix.
Stresemann se rend à Paris en août 1928 pour signer le pacte Briand-Kellog qui « condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu'instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ». C'est le premier ministre des affaires étrangères allemand à se rendre à Paris depuis 1867.
Le 5 septembre 1929, à la tribune de la Société des nations, Briand appelle à la création d’une fédération européenne. Stresemann réagit en proposant de commencer par une zone européenne de libre-échange.
Briand préside à partir de septembre 1930 un « comité d’étude pour la création d’une union européenne »
Les troupes françaises quittent la Rhénanie le 30 juin 1930, soit cinq ans avant l’échéance prévue par le traité de Versailles.
L'intégration économique comme antidote aux conflits : tenté aussi dans l'entre-deux-guerres, et à double tranchant
Même scénario au départ que pendant l'entre-deux-guerre avec de gros investissements américains en Allemagne, ce qui a été à double tranchant
“Le redressement de l’économie allemande s’est en effet effectué en grande partie grâce aux investissements et aux prêts américains qui sont le plus souvent à court terme.”
“D’un côté, le krach de Wall Street et la dépression durable qu’il entraîne outre-Atlantique conduisent à partir de 1930 au rapatriement de ces fonds d’Allemagne, et de l’autre, le choix du protectionnisme pèse sur le commerce extérieur d’un pays qui est un grand exportateur à la différence de la France.”
“Dans ce contexte, nulle surprise que triomphent les partis extrémistes, le Parti communiste et surtout le parti nazi. Hitler, qui n'obtenait que 2.8% des voix en 1928, en obtient 18,3 % aux élections de 1930, 37,4 % en juillet 1932.”
“Le nazisme est l’enfant de la crise de 1929 et non du traité de Versailles, comme certains l’affirment encore. Il n’y a pas de ligne droite de 1919 à 1939 via 1933.”
“La misère est générale. Aucune démocratie n’y aurait résisté ; et pas l'encore fragile République de Weimar.”
Influence des Etats-Unis et de l'URSS
Ce n'est pas précisé par ChatGPT, c'est pourtant fondamental, ce qui permet à ces deux blocs de se faire face et d'éviter la guerre, c'est la dissuasion nucléaire principalement, et d'ailleurs on a frôlé le pire à plusieurs reprises, et enfin, tout n'a pas été réglé, comme one voit en Ukraine...
Un changement des mentalités et l'essor du pacifisme après 1945 : tout comme après 1918 et quasiment partout en Europe jusqu’en 1938-39 (même en Allemagne jusqu’en 1933)
Un vent de pacifisme a soufflé également dans l'entre-deux-guerres, en France et au UK notamment, avec l'espoir porté par création de la Société des Nations. La Grande Guerre devait être la der des der.
En 1928, la France réduit son service militaire à un an
“Blum appelle même en 1932 au désarmement unilatéral de la France et à la reconnaissance des droits de l’Allemagne au réarmement, au prétexte que celle-ci ne recherchait que le principe de l’égalité et n’essaierait pas d’en profiter.”
“En juin 1935 sont publiés en Grande-Bretagne les résultats d’une gigantesque pétition, le « Peace Ballot », qui a vu 12 millions de Britanniques se prononcer pour la paix, le désarmement, la sécurité collective et contre les alliances.”
C'est cet état d'esprit qui a amené les nombreuses concessions qui ont conduit à la seconde guerre mondiale : aucune réaction suite à la remilitarisation de la Rhénanie en 1936, apathie du front populaire qui ne vient pas en aide au Frente Popular en Espagne durant la guerre civile, volonté de conciliation avec Hitler à Munich.
1936, c’est en effet sans doute le dernier moment où l’armée française, même seule, aurait pu arrêter l’ascension du nazisme.
Les éléments partagés plus haut et issus du livre de Gérard Araud montrent bien qu’on retrouve dans l’entre-deux-guerres beaucoup des dispositions prises lors de l’après 1945. Ce qui explique la différence de destin des deux après-guerres est absent des réponses de ChatGPT, je le rappelle encore ici :
La défaite totale de l’Allemagne en 1945 VS défaite niée en 1918
Nettoyage ethnique en Europe de l’est entre 1945 et 1950 avec 12 millions d’Allemands expulsés et renvoyés dans les nouvelles frontières de l’Allemagne qui perd au passage 100,00 km2
La crise de 1929 mal gérée, qui vient percuter la fragile République allemande, elle ne s’en remettra pas
La dissuasion nucléaire après 1945 qui vient offrir des garanties de sécurité impensables dans le monde d’avant.
Certains des points ci-dessus sont rassurants pour notre époque (dissuasion nucléaire, meilleure gestion des crises économiques), mais les autres font peur. S’il faut vaincre totalement un pays fauteur de trouble et imposer des transferts de population pour obtenir une paix durable, on n’est pas sorti de l’auberge…
Désolé d’avoir dérogé, une fois n’est pas coutume, à la ligne éditoriale de cette newsletter, vous m’y reprendrez très rarement, mais je n’ai pas pu résister à l’envie de vous partager les enseignements les plus contre-intuitifs du livre de Gérard Araud.
C’est dingue comme l'histoire peut rimer, puis bifurquer brusquement.
Je ne peux que vous recommander la lecture de son ouvrage Nous étions seuls - Une histoire diplomatique de la France 1919-1939, qui m’ouvre les yeux page après page sur une période qu’on croit pourtant bien connaître, avec des parallèles évidents à tirer sur la situation en Ukraine et ailleurs aujourd’hui.
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